Resume: Il s’agit d’un cas clinique marqué par des phénomènes d’immobilisme, aussi bien que par des conduites d’acquisition d’objets conservés sans usage avec l’échange de l’acchat effectué. L’auteur propose concévoir tel immobilisme en tant que phénomène determiné par l’impossibilité, vécue par ce sujet psychotique, de se séparer de son aliénation dans le champ de l’Autre. Ceci se vérifie dans le refus de perte au cours des transactions dans lesquelles l’objet acquis est conservé avec le reste de l’argent utilisé dans l’achat.
Mots clefs: immobilisme, aliénation, débrachement, passage à l’acte
Abstract:This is a case marked by phenomena of inertia, as well as by acquisition of objects stored without use along with the return of their purchase. The author proposes to conceive this immobilisme as a phenomen determined by the impossibility, experienced by this psychotic subject, to separate himself from his alienation in the champ of the Other, verified by the refusal of loss in transactions in which the object acquired is kept stored with the rest of the money purchase
Key-words: alienation, disengagement of the Other, passing the act
Resumo: Trata-se de um caso clínico marcado por fenômenos de imobilismo, assim como por condutas de aquisição de objetos guardados sem uso junto com o troco da compra efetuada. O autor propõe abordar tal imobilismo como fenômeno determinado pela impossibilidade, vivida por esse sujeito psicótico, de se separar de sua alienação no campo do Outro, verificada pela recusa da perda nas transações em que o objeto adquirido é mantido conservado com o restante do dinheiro da compra.
Palavras chave: imobilismo, alienação, desligamento do Outro, passagem ao ato
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. Dans une perspective psychanalytique, nous pouvons aborder le passage à l’acte comme une solution, une issue, même si elle est mortifère. Il est une réponse à un insupportable, à un mal qui affecte l’être.
. Dans son texte « Clinique du passage à l’acte », Alfredo Zenoni propose de donner au passage à l’acte une extension nouvelle. La logique du passage à l’acte ne concernerait pas que des événements ponctuels et des phénomènes remarquables, mais pourrait s’étendre à des pratiques répétitives, parfois discrètes, voir à un mode de fonctionnement continu. Prenons pour exemples un certain usage des psychotropes, des ruptures relationnelles jusqu’à l’errance, faite d’une déconnexion répétitive de toute forme de lien social consistant.
. Cet éclairage nous amène à envisager le travail clinique sous un autre angle que celui qui est donné par la psychanalyse pour des sujets qui s’inscrivent d’emblée dans la perspective d’un traitement par la parole à partir d’une demande adressée à l’analyste.
. Contrairement à ce qui se dit souvent, parler ne fait pas toujours du bien. Pour certains, c’est plutôt le contraire. Face au mal-être parfois accentué par la fuite du sens, le passage à l’acte constitue un des modes fondamentaux de la nomination où la traduction fait place au court-circuit où le sujet rejoint son être d’objet.
. La question qui se pose alors est de déterminer le rapport que l’on peut faire entre le « passage à l’acte », terme défini par Lacan et le « débranchement », terme plus récent , qui renvoient tous deux à une rupture d’avec l’Autre.
. Certains sujets peuvent continuer à « donner le change » en apparence, alors que subjectivement, une fragilisation, voir un « dénouage » a eu lieu. Ainsi il peut tout à fait y avoir des débranchements, sans l’émergence de phénomènes ayant la violence du passage à l’acte dans son acception courante. Pourrait-on dire que tout débranchement implique des phénomènes de rupture du lien social, parfois minimes, mais relevant de la logique du passage à l’acte ? Cet abord clinique spécifique, celui du repérage de passages à l’acte discrets, fréquents, quasi continu, est indissociable du repérage du rapport du sujet à la langue et à la parole. Ces deux approches concourent à une construction du cas plus nuancée, essentielle pour orienter notre pratique.
. Cette perspective clinique nous intéresse tout particulièrement dans nos institutions où le séjour n’est pas conditionné par une demande centrée sur la parole. Ainsi à Prélude, on vient d’abord « habiter dans un espace supposé protégé ». Il en découle que nous abordons fréquemment le cas à partir de ce qu’il fait, des liens qu’il tisse.
. Monsieur Disak, 53 ans est à Prélude, habitation dite protégée, depuis plus d’un an.
Il y arrive suite à un long séjour hospitalier. Lors des premiers entretiens, nous remarquons qu’il est difficile de l’arrêter de parler, il explique son parcours avec une série infinie de détails qu’il répète. Il vient sur le conseil de son médecin et a choisi Prélude parce qu’il a habité non loin de là pendant 17 ans. Avant cela, jusqu’à 30 ans il a vécu avec ses parents. Si c’est à l’âge de 47 ans qu’il a perdu son logement, depuis plus longtemps, il fait des allers retours entre les hôpitaux et des séjours difficiles chez sa mère et son frère qui ne supporte plus sa présence. Une des causes de ses hospitalisations successives est son laisser aller, son immobilisme inquiétant. Ce symptôme, auquel nous avons aussi été confrontés, fait l’objet de la présente recherche.
. La première crise d’immobilisme a eu lieu lors de l’échec de sa dernière année d’humanité. Il est resté plusieurs mois dans son lit avant de reprendre et de terminer cette année scolaire.
Il parle d’un épisode de dépression.
. Après l’une ou l’autre brève tentative de formation complémentaire, il commence à travailler dans différentes administrations et réussit un examen qui lui permettra de devenir fonctionnaire statutaire. Il a été pensionné à 47 ans pour raison médicale.
. Il ne cesse pas de raconter, comme une litanie, tout ce qu’il a perdu. Cette mise à la pension est sans cause. Notre questionnement pour reconstruire sa trajectoire, dont cette période qui précède sa mise à la pension l’a amené à parler de dépression, mais aussi d’autres diagnostics tous aussi énigmatiques les uns que les autres.
. Au premier abord, ce que nous lui voulons semble être un point central, mais il ne dénonce pas l’autre et ses mauvaises intentions à son égard.
. L’expression qu’il utilise quand il interroge les événements de son parcours professionnel, ce qu’il a vécu lors de ses séjours dans diverses institutions de soins dont Prélude, c’est : « Est-ce que c’est normal ? ».
. Il repère très finement là où quelque chose de l’ordre d’une intention se manifeste et produit un changement, un écart par rapport à l’ordre des choses, par rapport aux règles en vigueur.
. Ce « est-ce que c’est normal ? » peut être suivi par « est-ce qu’il a (ou avait) le droit de… ? ».
. On pourrait interpréter son immobilisme et ses disparitions passagères quand nous voulons le rencontrer comme la réponse à cette manifestation inquiétante du désir de l’Autre ou plutôt à la confrontation à une volonté de jouissance à laquelle il tente de se soustraire. Cette lecture met en avant la dimension paranoïaque et permet de rendre compte de cette rupture du lien, immobilisme et fugues comme passage à l’acte, comme séparation de l’Autre.
. L’expérience montre qu’en général, dans la perspective paranoïaque, on peut rendre le quotidien plus facile par une régulation maximale du fonctionnement de l’équipe et l’aménagement d’un lien social qui intègre, autant que faire se peut, certaines attentes du sujet. Mais ici, ce n’est pas si simple.
. Son style serait plutôt celui de Bartelby, personnage du roman de Melville, et de sa réplique à la demande de son employeur : « I would prefer not to ». Ce sujet souhaiterait un monde entièrement prévisible, logique, évidé d’intentions qui bousculeraient l’ordre des choses, un monde sans transgression possible, un monde immuable. Ce serait la solution inhumaine du sujet.
. Alors qu’on pourrait croire que cet observateur minutieux des faits et gestes qui s’écartent de la normale et qui s’en plaint abondamment en tire des conséquences, nous avons une première surprise. Dès le début du séjour, Disak nous fait part qu’il ne se plaît pas à Prélude. Le lieu est trop petit, les autres résidants n’ont pas d’éducation, il doit prendre en charge trop de choses. Quand un résidant nous tient ce discours, il est logique de se mettre à sa disposition pour qu’il chemine vers un autre lieu, vers un type d’encadrement qu’il estime plus adéquat. Mais il ne veut aller nul part. Il n’existe aucun lieu qui trouve grâce à ses yeux, sauf quelque chose d’irréaliste, à savoir un logement individuel en appartement social, soit ce qu’il a connu pendant 17 ans. Nos multiples propositions d’aide pour sortir de cette impasse restent sans réponse. Il ne va pas aux rendez-vous, disparaît quelques jours chez sa mère. Il y resterait bien, mais elle est vieille, malade et son frère refuse qu’il reste là.
. Nous faisons le choix de ne pas l’emmener de force à l’hôpital et de prolonger cette période d’essai pour tenter d’y voir plus clair. Etonnamment, le fait de recevoir le document de prolongation de séjour semble lui faire plaisir. « Je suis soulagé » dit-il. Mais de quoi ? Avoir son contrat semble faire rentrer les choses dans l’ordre. « Il est fixé » pourrait-on dire.
. Petit détail clinique qui a son importance, il continue à acheter des revues, mais il les laisse dans le sac reçu lors de l’achat et il laisse sur le sac le reste de monnaie de la transaction. Il ne consomme ni son achat, ni le complément de monnaie. Il n’y a donc dans l’opération aucune perte. Ne rien perdre aujourd’hui est à la mesure de la perte incommensurable qu’il n’arrête pourtant pas d’essayer de dire entièrement en répétant la liste la plus précise possible des objets perdus.
. Notre proposition de sortir de cette répétition, en allant vérifier au garde-meubles ce qui lui reste réellement, est toujours bien accueillie, mais depuis des mois, à chaque occasion de s’y rendre, il nous dit qu’il n’est pas assez bien. Ceci est valable pour toute démarche.
. La plainte est donc totalement séparée d’actes du sujet pour tenter de modifier sa situation qui, selon ses dires, est pourtant « catastrophique ». Celle-ci vaut mieux qu’une autre, peut-être meilleure, mais qui nécessite sa mobilisation.
. La plainte est donc sans cesse répétée sans que rien de concret ne puisse venir y répondre. Mais dans le moment même de l’échange, toute ponctuation, qui s’inscrit dans la logique de la signification qui semble présente dans son dire, est inopérante pour clore la conversation.. Il ne s’arrête ce dire plaintif que quand nous sortons de son champ de vision. Ceci interroge le statut même de la parole. Le fait que rien ne peut être le mot de la fin montre la prégnance d’un trouble majeur de la signification, du point de capiton, sans trouble du signifiant . Plus radicalement, cette hémorragie discursive, ce « sans limite » fait déconsister la plainte pour dévoiler la parole comme « pure substance du corps » qui le colle à l’autre. Nous l’interprétons comme effet de non séparation. Là où il s’anime et où nous croyons saisir un semblant de lien social, nous sommes paradoxalement happés dans l’immobilisme.
. Il passe quasi toute la journée dans son lit, sort très rarement. Cela s’est même accentué au fil des mois. Pendant un temps, cette immobilité était interrompue pour se brancher sur un quelconque programme à la télévision et prendre ses repas, apportés par un service social. Initialement, M Disak ne voulait pas cette nouveauté. Par contre, quand la livraison a commencé à être effective, il a demandé qu’on lui livre aussi un deuxième repas pour le souper. L’ « encore » s’est imposé sans plus de souci de coût. Cette séquence s’est reproduite avec l’aide ménagère qui s’est avérée nécessaire.
. Si dans un premier temps nous avons considéré la revendication et la plainte comme défense contre l’Autre envahissant, au fil du temps, ce monsieur nous est apparu figé dans une identité de « dépouillé » qui laisse entrevoir la prégnance d’une identité d’objet chu. On peut poser que nous avons affaire à un délire centré sur l’horreur de la perte qui se manifeste aussi dans le fait de ne rien jeter, de ne rien dépenser, de ne pas entamer ce qu’il achète, de ne pouvoir se séparer de rien ni même de celui avec qui il parle. Dans la séparation, la distanciation, il se retrouve lui-même cet objet inerte, séparé dans son lit plutôt que le sujet qui s’active pour traiter son désarroi.
. Sa revendication d’un monde ordonné et sans surprise n’est pas le signe de la mortification du fait du désir de l’Autre. L’objet en cause ici n’est pas pris dans la dialectique qui donne toute sa place à l’Autre, mais reste intime au sujet.
. Autre perspective, son immobilisme, tout comme l’accumulation d’objets ou encore la fixation à son interlocuteur, pourraient être lus à partir d’une position mélancolique. Comme le propose M F Demunck , à l’inverse du paranoïaque, le mélancolique ne se soutient pas d’une position d’exception, mais plutôt d’une identification à la normalité, qui le fait fonctionner d’une façon routinière, anonyme. C’est bien le souci de ce sujet que la normalité et la discrétion. La pénibilité dans son travail et son repli dans la dite dépression semble conséquente des changements d’affectation qu’il a dû subir et des responsabilités qu’on a souhaité qu’il prenne. Ce à quoi nous sommes confrontés est du même ordre.
. L’annonce de son transfert à l’hôpital suite à la dégradation de son état, a produit un bref sursaut de mobilisation. Il a d’abord disparu le jour où nous devions l’accompagner, puis il est revenu annonçant qu’il allait beaucoup mieux, qu’il avait recommencé à s’alimenter, qu’il n’avait plus de problème somatique et que l’angoisse qui justifiait qu’il ne sorte pas était fortement réduite. Mais, il est bien vite revenu à son immobilité.
. Dans ce cas complexe, là où nous croyions avoir affaire à un lien par la parole, il ne s’agit pas d’un branchement sur l’Autre, mais d’une annulation du rapport à l’Autre. On parlerait plus volontiers d’engluement ou d’amalgame qui sont deux figures de l’absence de séparation.
Par ailleurs, ces conversations sans fin, cette parole que rien ne capitonne, tout comme ces conduites compulsives d’achat et d’accumulations insensées évoquent la manie et ne s’inscrivent pas dans la trame du lien social.
. Mais relèvent-t-elles de la logique du passage à l’acte ?
. Cet immobilisme foncier et son pendant de fuite face au changement peuvent être lus comme des formes d’extraction du lien social. Le premier met en évidence l’être d’objet inerte, séparé de l’Autre de manière continue. Le second se lit plutôt comme une rupture pour se défendre de la volonté de l’Autre qui se manifeste.
. Ne pourrait-on pas dire que chez Disak, les passages à l’acte, comme événements de rupture quand l’Autre se manifeste, sont indissociables d’un fondamental débranchement de la vie et de l’Autre. Dans cette perspective et contrairement à l’espoir de certains soignants, nous estimons que tout visée de rectification comportementale est vouée à l’échec. La seule solution est un environnement soignant qui supplée massivement à ce débranchement.
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